Tel un certain village gaulois, depuis des siècles la Mouraria à Lisbonne résiste encore et toujours aux envahisseurs pour conserver son âme populaire et cosmopolite.
C’est sans aucun doute le quartier typique le plus atypique de Lisbonne. La Mouraria est un dédale de ruelles escarpées qui s’étend de la place Martim Moniz jusqu’au Largo do Intendente, et recouvre toute la zone ouest du Castelo São Jorge.
Pour la petite Histoire, c’est ici que les Maures (Mouros en portugais) ont vécu après que le grand roi Dom Afonso Henriques a eu reconquis la ville en 1147, jusqu’à leur expulsion au XVe siècle. S’il ne reste que peu de traces de cette période, aujourd’hui encore, la « maurerie » symbolise la multiculturalité avec 56 nationalités qui y cohabitent, dont la plupart sont originaires du Bangladesh, de Chine, d’Inde, du Pakistan et du Mozambique.
La beauté des lieux réside dans ce mélange polyglotte qui se mêle à la véritable tradition portugaise. Ainsi, en arpentant les rues les visiteurs découvriront des « tasca » traditionnelles, des cafés à l’ancienne où le temps semble s’être figé dans les années 50, une dame vêtue de noir qui étend son linge au balcon en surveillant les mouvements de la rue, des chanteurs fredonnant pour leur concert du soir, mais aussi des supermarchés asiatiques, des épiceries indiennes et les fameux restaurants chinois clandestins.
Le quartier a toujours joui d’une mauvaise réputation ; il abritait autrefois les artistes de petites conditions comme les fadistes, et était considéré comme problématique et dégradé. Dans les années 90 ou l’âge d’or du trafic de drogue au Portugal, Intendente était la plaque tournante des revendeurs et consommateurs mais depuis sa rénovation en 2009, la place s’est transformée en une zone culturelle et appréciée des touristes.
Le parcours idéal pour passer une après-midi à flâner dans le quartier commence dans la Rua de São Cristovão. On y trouve aussi bien un bar argentin, un glacier italien, le café hipster O Ninho, une boutique vintage à la mode et pleins de petits espaces où se retrouvent les « bairristas », habitants du « bairro » (quartier) pour se délecter d’une « imperial » ou d’une Ginja.
Cette rue cache trois trésors. Le premier est une plante de caoutchouc géante qui a pris en otage tout un immeuble, dont le bleu de la façade ornée d’azulejos offre un contraste magnifique avec le vert des feuilles gigantesques. Puis, il y a le tag, le fameux graffiti qui occupe un mur entier des Escadinhas de São Cristovão (escalier) et qui représente l’Histoire du Fado et de la première fadiste, Maria Severa (1820-1846). Cette dernière, amoureuse d’un baron aurait introduit cette musique populaire dans les salons aristocratiques. À ses côtés sur la fresque, Fernando Mauricio, une figure du genre musical et considéré comme « le roi du fado de la Mouraria » dont on peut visiter le musée à quelques pas des marches.
Le troisième trésor de la « rua » est la droguerie centenaire de Dona Filumena. Cette caverne d’Ali Baba regorge d’objets oubliés, des arrosoirs, des grilles pains pour gazinières, des petits barbecues à sardines ou encore des chaudrons. Tous les produits d’hygiène de marques portugaises sont présentés, comme le mythique savon bleu magique qu’utilisaient nos grand-mères pour retirer les taches coriaces. C’est une immersion dans le passé lorsque l’on passe la porte de cette boutique, un pur moment de « saudades » ou de nostalgie. La maîtresse des lieux aime à raconter son histoire, celle de son mari qui fabriquait des crèmes pour elle et ses voisines.
Après la rencontre avec Filumena, rendez-vous au Largo do Triguerinho, pour un dîner typiquement portugais au Trigueirinho, un brunch plus moderne au Corvo ou un déjeuner mozambicain au Cantinho do Aziz. On prendra ensuite la ravissante rue Marquês Ponte de Lima qui offre une atmosphère différente, plus calme et résidentielle avec ses trottoirs bordés de jacarandas qui fleurissent en mai et deviennent violets. C’est le calme avant la tempête, car en arrivant à Martim Moniz on retrouve le chaos de la ville.
Pour une expérience 100% lisboète il faut traverser la rua do Ben Formoso jusqu’au Largo do Intendente, le point d’arrivée de ce mini-parcours mauresque. Dans cette minuscule artère de la capitale tout le monde cohabite et tout le monde est gastronome ; en effet, la concentration de restaurants en tout genre est des plus surprenantes. C’est par ailleurs ici que l’on trouve les fameux restaurants « chinois clandestins » : des appartements privés transformés en cantine, où l’on sert de la cuisine chinoise de qualité et à bas prix. L’expérience est des plus déroutantes mais se doit d’être vécue.
Enfin, la dernière étape est le Largo do Intendente. Autrefois malfamé, il est aujourd’hui parsemé de petites terrasses sympathiques et est dominé par l’hôtel 1908, totalement rénové dont la façade laisse sans voix. Juste à côté, l’ancienne usine d’azulejos Viuva Lamego a fait place à la boutique A Vida Portuguesa (bien connue des lecteurs). On peut y faire un peu de shopping ou simplement admirer les vestiges de l’ancienne fabrique de céramique, et sa fresque extérieure, l’une des plus belles de la ville.
Si la Mouraria est devenue un véritable chantier des investisseurs immobiliers, elle reste habitée par des Lisboètes inflexibles qui résistent encore et toujours à l’envahisseur, et clame haut et fort ses racines populaires et cosmopolites.
Johanna Trevoizan