Dans sa nouvelle exposition à Vila Nova de Gaia, Neal Slavin présente des clichés sur les changements survenus dans le pays, depuis l’ère Salazar jusqu’à nos jours.
Le photographe américain Neal Slavin a vécu toute sa vie à New York, dans le quartier de Soho, où il est né dans
une famille juive issue de l’immigration russe. En 1968, Slavin s’est rendu au Portugal grâce à l’obtention de la bourse Fulbright, pour photographier les travaux d’une fouille archéologique à Conímbriga. « Je me suis vite rendu compte que je préférais photographier des personnes réelles, en vie, plutôt que des squelettes du passé », se souvient-il. Tous ceux qui se sont déjà demandé à quoi ressemblait la vie sous le régime répressif et isolationniste de Salazar, trouveront des réponses dans la remarquable exposition de ses œuvres, qui se tient jusqu’au 31 octobre
à la Galeria WoW, à Vila Nova de Gaia.
Le fait que les clichés réalisés par Slavin durant cette période soient en noir et blanc, permet de rendre compte de la réalité de cette époque, qui ne laissait que peu de place à la couleur et au bonheur qu’elle engendre. Normalement prévue avant le déclenchement de l’actuelle guerre européenne, l’exposition est un rappel opportun de la précarité et du caractère précieux des sociétés libres. L’une des nombreuses choses désapprouvées par le régime salazariste était la prise d’images, potentiels témoignages subversifs de la vérité… Celles de Slavin représentent des visages froissés, des vêtements usés, des logements insalubres ; des enfants jouant dans la rue pieds nus, les lignes strictes de la tenue d’un prêtre ; deux policiers se tenant la main, non pas dans un geste d’amitié mais pour créer une barrière ; la formalité des hommes en chapeau.
Le taux d’analphabétisme au Portugal en 1970 était de 26% et seul un minuscule 0,9% de la population avait reçu une forme d’enseignement supérieur. La société était hiérarchisée et soumise, la classe moyenne peu développée, l’église catholique aussi omnisciente que le régime lui-même. « Vous commencez à remarquer que les gens à qui vous parlez regardent constamment par-dessus leur épaule, pour voir si des informateurs n’écoutent pas la conversation », décrit-il. Il se souvient du « désespoir » de vivre sous une dictature.
En septembre 1968, Salazar tombe dans le coma, et le régime de l’Estado Novo entre dans sa période d’épilogue sous la direction de Marcelo Caetano, avant que l’ensemble de l’appareil ne soit finalement balayé par la révolution des œillets, le 25 avril 1974. Slavin retourne à New York et reprend une carrière de plus en plus fructueuse, en illustrant notamment des publications du Town & Country et du New York Times Magazine, et en exposant au Museum of Modern Art (MoMA) de New York et au Centre Georges Pompidou à Paris.
Après plus de 50 ans d’absence, l’artiste retourne au Portugal en 2016, stupéfait de constater la métamorphose du pays. Presque tout avait changé : la censure remplacée par la liberté et les expressions sévères et anxieuses des habitants transformées en sourires. Ainsi, les photographies de la deuxième partie de l’exposition sont en couleur, et reflètent un espoir retrouvé. On constate par ailleurs que les images sont débarrassées du formalisme moderniste de ses premières œuvres et ont acquis une qualité « picturale » plus abstraite. Pour lui, elles célèbrent la victoire de la société portugaise sur le désespoir des années d’une longue dictature.
Alors qu’il explorait Lisbonne, redécouvrant simultanément ses anciens repaires et observant le nouveau visage du Portugal, poussé, il l’admet volontiers, par la nostalgie du voyage de sa jeunesse, le photographe s’est rendu compte que le pays était toujours enveloppé d’une forme de mélancolie poétique. Dans une vidéo de l’exposition, Mafalda, une jeune artiste qui a travaillé et étudié à Londres, explique : « au Portugal, je suis coincée dans une culture mélancolique… ».
Il s’agit bien sûr de la célèbre « saudade », que personne n’a jamais réussi à traduire, mais qui exprime plus ou moins l’âme portugaise, toujours nostalgique d’un bonheur perdu. Selon le point de vue que l’on adopte, ce sentiment peut être soit profondément poétique et touchant, soit légèrement exaspérant, voire les deux. La chanteuse star du fado contemporain, Mariza, décrit la saudade comme une « douce mélancolie ». Il est intéressant de noter que si certains ont tourné le dos au fado, la musique de la saudade, connaît, elle aussi, une renaissance chez les jeunes.
L’exposition est complétée par le film documentaire « Saudade : A love letter to Portugal » (une lettre d’amour au Portugal), que Neal Slavin a fini de tourner à Lisbonne au début de l’année, et qui sera projeté tous les jours à 19 heures. Ce dernier semble établir un parallèle entre les notions portugaises de destin et de manque de confiance en soi, et sa propre tendance à la peur et au reniement de ses réalisations importantes. Il est cependant certain de sa position sur un point : « Mon admiration pour l’âme portugaise est inébranlable ». Bref, cette exposition de photographies de Neal Slavin est une merveilleuse affirmation de liberté.
James Mayor