Entretien avec Florence Mangin, Ambassadrice de France au Portugal

L’ambassadrice de France au Portugal, qui est arrivée à la fin mai à Lisbonne, a accordé un long entretien à “Vivre le Portugal”. L’occasion d’évoquer plusieurs sujets. Son action, d’abord, et ses priorités concernant l’Europe, l’économie, la langue française ou la culture au sens large. Avec, pour horizon, la saison franco-portugaise.

Vous avez succédé ici à Lisbonne en mai dernier à Jean-Michel Casa, parti à Madrid. Pour nos lecteurs qui ne vous connaissent pas encore, pouvez-vous nous présenter votre parcours en quelques mots ?

Je suis arrivée à la fin mai, juste avant les élections européennes, qui se sont déroulées à l’ambassade. J’ai pu faire un peu connaissance avec la communauté française qui vote. Je suis donc diplomate depuis bien longtemps maintenant. J’ai débuté ma carrière en Afrique, avec un poste en Côte d’Ivoire, et ensuite j’ai évolué vers le domaine européen, à la fois communautaire à Bruxelles et à Paris, puis bilatéral à Rome. J’ai aussi eu une expérience du monde onusien, puisque j’ai été ambassadrice à la représentation permanente de la France auprès de l’ONU à Vienne. J’ai eu à traiter la question du nucléaire iranien, avant l’accord [conclu dans la capitale autrichienne le 14 juillet 2015, dans le but de contrôler le programme nucléaire iranien et de faire lever les sanctions économiques qui touchaient le pays]. C’était une période assez tendue. Je suis enfin revenue à Paris, où je me suis occupée d’une zone compliquée, à l’est de l’Europe – la Russie, l’Ukraine, l’Asie centrale, le Caucase et les Balkans -, durant quatre ans, avant de revenir à ce qui constitue en quelque sorte mon « ADN », c’est-à-dire l’Europe.

Lisbonne était-il votre premier choix ?

C’était mon premier choix. Nous étions de très nombreux candidats, 21 au total, pour le poste d’ambassadeur au Portugal. Cette année, c’était un record. J’ai donc eu de la chance. Le sud de l’Europe m’intéressait personnellement et intellectuellement.

Qu’est-ce qui a joué en votre faveur, selon vous ?

Je n’en sais rien, il faut poser la question au ministre. Je pense quand même que mon expérience européenne a pesé.

Vous connaissiez un peu le Portugal, avant votre arrivée ici ?

J’étais venue en touriste en 1998, pour l’Exposition universelle à Lisbonne, un très beau souvenir. J’ai un peu de mal à reconnaître la ville après vingt-et-un ans, je dois avouer que ça a beaucoup changé. Cette expo, c’était une très belle opération portugaise, dont l’aura extraordinaire s’est maintenue dans le temps, ce qui n’est pas toujours acquis d’avance. Ici, il y a eu un développement urbain extraordinaire. On le constate encore aujourd’hui, avec en héritage le quartier du Parc des Nations.

Quels vont être les chantiers prioritaires de votre mandat, les grands axes ?

Ils sont multiples. Il y a des choses qui s’imposent à nous, comme le domaine européen. Du fait de la proximité entre nos autorités françaises et portugaises, et spécifiquement entre le Premier ministre Antonio Costa et le Président Emmanuel Macron, c’est un sujet sur lequel il nous paraît naturel de travailler ensemble. Ils ont l’un et l’autre une vraie vision de l’Europe, et une vraie ambition. Ils ont beaucoup œuvré pour la confection de ce fameux agenda stratégique, qui a été adopté à la fin du mois de juin et qui va structurer le travail de la future Commission européenne. Ils ont travaillé, non pas pour qu’il y ait une liste à la Prévert, mais pour établir des priorités très fortes : les agendas climatique et numérique, le budget de la zone euro et le renforcement du “E” de l’Union économique et monétaire (UEM). Ils sont très volontaristes pour que l’Europe soit bien outillée et préparée en cas de nouvelle crise. Et ça, ce n’est pas une vue de l’esprit… Quant au besoin d’une Europe sociale, je pense qu’António Costa et Emmanuel Macron en sont chacun convaincus.

Comment s’articule ce travail commun pour l’Europe entre la France et le Portugal, d’ores et déjà…

Amélie de Montchalin [secrétaire d’État chargée des affaires européennes], qui est venue à la mi-juillet à Lisbonne, a rencontré ses homologues portugais et espagnol. L’idée, c’est d’être plus mobiles qu’autrefois. L’Europe est beaucoup plus divisée, plus centrifuge ; il va falloir, selon les sujets, forger des alliances un peu plus subtiles, en fonction justement des proximités naturelles et politiques. On voit bien que la France, l’Espagne et le Portugal, et sur certains sujets l’Allemagne, peuvent s’entendre. L’approche doit désormais être plus agile. C’est ce à quoi travaillent madame de Montchalin et le président Macron. C’est évidemment à Bruxelles que les chosent se passent, mais c’est aussi nous, à l’ambassade, d’aider, de décrypter, de suggérer des thèmes sur lesquels il faut aller de l’avant et de proposer des initiatives. Notre travail, c’est d’accompagner l’agenda européen.

Outre l’Europe, quels sont les autres grands thèmes qui marqueront votre mandat ?

L’économie. Désormais, dans les feuilles de route des ambassadeurs, la diplomatie économique a pris une place déterminante. Au Portugal, il s’agit à la fois d’accompagner et de renforcer l’attractivité du Portugal pour les entreprises françaises, et on voit qu’il y a un réel appétit et un intérêt renouvelé de celles-ci depuis la sortie de la crise ; mais il s’agit aussi de conforter un mouvement qui est plus récent, celui des entreprises portugaises vers la France. Depuis la deuxième partie de l’année 2018, il y en a de de plus en plus qui s’implantent chez nous ou qui rachètent des entreprises françaises. Cela montre deux choses : d’abord, l’économie portugaise va mieux – quand on se projette à l’extérieur, c’est qu’on a les reins un peu plus solides -, et d’autre part, ça veut dire que les réformes engagées en France portent leurs fruits.

Comment accompagnez-vous ce mouvement récent ?

Avec Atout France et Business France. C’est une instruction claire de Paris. Il y aura de plus en plus d’évènements pour souligner cette attractivité, comme le Forum sur la French Tech, par exemple. Cela montre que la France est un lieu d’innovation et d’excellence dans pas mal de domaines.

L’implantation portugaise en France que vous évoquez peut aussi être une réponse aux entrepreneurs français qui quittent la France, où le climat entrepreneurial et fiscal, disent-ils, n’est pas favorable…

Tout à fait, ça montre que les choses sont un peu plus complexes qu’on veut bien le dire…

C’est pourtant un discours qu’on entend régulièrement, ici au Portugal notamment…

Oui, mais sur l’idée qu’on ne peut plus rien faire en France, j’ai l’impression que la musique a changé. L’attractivité fiscale du Portugal, par ailleurs, n’est pas destinée à toutes les entreprises, mais seulement à certaines, dans des catégories bien ciblées. Nous, on se satisfait qu’il y en ait de plus en plus qui s’installent ici, il faut qu’elles continuent d’investir au Portugal, mais on doit aussi continuer à travailler pour accompagner le mouvement inverse et faire en sorte que la relation économique et commerciale soit plus équilibrée.

On dit d’ailleurs que la France est le premier employeur étranger au Portugal. Vous confirmez ?

C’est vrai. On est le premier employeur, mais aussi le second investisseur. On est très présent, dans des secteurs traditionnels – automobile, transports, infrastructures, grande distribution, services aux personnes (finance, solutions informatiques) – mais aussi dans des secteurs à haute valeur ajoutée. C’est intéressant et c’est un vrai défi. Par exemple dans les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, l’intelligence artificielle… Le partenariat entre EDP [Energias de Portugal, le groupe électricien portugais) et Engie [son homologue français] pour un projet éolien en mer dit beaucoup sur l’économie des deux pays et sur l’état de leur relation.

J’en profite pour aborder une question fiscale : dans le cadre du projet de loi de finances 2020, le gouvernement, dans une démarche de simplification, dit-il, entend taxer les Français qui vivent à l’étranger de la même manière que ceux qui vivent en France. Certains expatriés craignent une flambée de leurs impôts… Quel retours avez-vous ici au Portugal ?

Je sais que les élus représentant les Français de l’étranger sont très au fait de ce sujet, qui préoccupe en effet certains de nos compatriotes, notamment ceux qui vivent ici au Portugal. Mais personnellement, je m’abstiendrai de tout autre commentaire, puisque le débat commence à l’Assemblée et qu’il va durer plusieurs semaines. Mais je suis sûr qu’on trouvera les ajustements qu’il faut.

Parlons un peu de la langue française. Comment se porte-t-elle au Portugal ?

Son apprentissage est un vrai sujet, c’est l’une de nos priorités. Comme dans de nombreux pays européens, la pratique du français est en baisse ici. Mais je me dis, sans naïveté, que le contexte actuel devrait favoriser des actions volontaristes. Les entreprises ont un rôle à jouer, notamment avec le programme « français langue d’opportunités », grâce auquel elles financent des formations initiales et continues à la langue française. C’est dans leur intérêt économique, même s’il n’y a pas nécessairement un retour direct sur investissement.

Au niveau scolaire, il y a eu aussi un nouvel accord conclu entre la France et le Portugal…

Oui, un accord de coopération linguistique et éducatif, signé en 2017. Les processus de ratification ont été un peu longs, mais ça y est, c’est ratifié. Domaine par domaine, on va faire des propositions très concrètes – tout ça prendra du temps, bien sûr. L’objectif pour la France, c’est d’améliorer les sections bilingues, la certification de l’enseignement français dans les établissements portugais – il y en a beaucoup, mais ils sont mal certifiés, donc mal reconnus -, ou encore la formation des professeurs. Et il y a un sujet politique qu’il faut aborder, c’est l’obligation d’une deuxième langue vivante au Portugal.

Ce n’est pas le cas actuellement ?

Si, mais seulement jusqu’à la neuvième [équivalent de la troisième dans le système français]. Après ce niveau, il n’y en a plus. Evidemment, on ne demande pas que les élèves portugais apprennent le français au lycée en priorité, mais qu’ils aient la possibilité de le faire, au nom du plurilinguisme. Sinon, après, à cause de ce « trou » de quelques années, ils doivent remonter la pente à l’université ou durant leur formation professionnelle. A l’époque, il y avait une deuxième langue obligatoire durant tout le cursus portugais, mais j’imagine que pour des raisons budgétaires, elle a été supprimée au lycée. Seulement, ça pose problème. Je travaille avec mon collègue allemand pour inciter les Portugais à prendre cette décision d’une deuxième langue obligatoire au lycée, décision certes coûteuse, mais extrêmement importante. C’est un vrai sujet. Et, bien sûr, en retour, on va travailler à renforcer l’enseignement du portugais en France. Et on a déjà commencé d’ailleurs.

Quelles sont les autres clés d’un meilleur apprentissage du français au Portugal ?

Depuis mon arrivée, je me suis mobilisée pour qu’il progresse aussi dans les établissements français ou internationaux. Le lycée Charles-Lepierre à Lisbonne, par exemple, sature. On a recalé des centaines de candidats cette année. A Porto, c’est mieux, mais le problème va aussi se poser. Donc notre orientation, c’est d’accroître l’offre d’enseignement du français dans des établissements privés.

C’est d’ailleurs le plan qu’a annoncé le gouvernement d’Edouard Philippe à la rentrée…

Absolument. Donc je me suis engagée à réunir, environ chaque semestre, tous les porteurs de projet qui veulent ouvrir des écoles ici au Portugal et les encourager. L’objectif est aussi d’éviter qu’une « concurrence » ne s’installe entre eux. Ce serait sans intérêt, par exemple, qu’un porteur de projet ouvre un établissement juste à côté du lycée français Charles-Lepierre… Ou sur des niveaux d’enseignement qui ne sont pas saturés et qui, du coup, feraient concurrence. Cela s’est déjà produit dans d’autres capitales. Donc il faut coordonner tout ça. L’idéal, c’est que les établissements scolaires qui ouvrent soient complémentaires des lycées déjà en place. A Lisbonne, par exemple, nous avons la RedBridge School, qui marche très bien et qui a reçu cet été l’homologation de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger. D’autres projets sont en cours, principalement à Lisbonne et Porto, mais pas en Algarve pour l’instant.

Celui de l’école de Seixal, par exemple, qui n’a finalement pas ouvert en septembre, faute d’élèves…

Je pense que les porteurs de ce projet s’y sont pris trop tard, notamment pour leur appel à candidatures. Leur idée, c’est de reporter, et non pas d’abandonner, et donc ils pourront nous faire un retour d’expérience intéressant lors de la prochaine réunion en décembre. C’est important d’avoir l’avis de tout le monde pour tenir l’objectif gouvernemental de doubler, d’ici à 2025, le nombre d’élèves dans les établissements français.

Sur le plan culturel, quelles seront les grandes échéances de votre mandat ?

Il y a une perspective très stimulante, c’est la saison franco-portugaise, qui aura lieu de juillet 2021 à février 2022, dans les deux pays en même temps. Ces huit mois illustreront la vitalité de nos relations. On est en train de préparer tout ça, le commissaire portugais de la saison a été désigné et cela est en cours du côté français.

Que pourra-t-on voir ?

La dynamique des saisons, c’est la rencontre entre d’un côté, un acteur portugais, et de l’autre, un acteur français. Centrées à l’origine sur les arts et la culture, elles s’ouvrent désormais à tous les domaines. Tous les projets doivent être binationaux pour être labellisés « saison » et bénéficier d’un financement. De nombreux acteurs culturels, au sens large, commencent à avoir des idées. Ce qu’on veut éviter, c’est que tout se passe à Paris et à Lisbonne. La saison, c’est Portugal-France, donc il faut que tous les territoires soient investis. L’autre idée, c’est d’avoir un spectre d’activités très large, dans les arts, les sciences, l’enseignement, la recherche, le sport, l’économie, le tourisme, l’œnologie, la gastronomie, le design, le cinéma ou encore la biodiversité… Par exemple, il existe un partenariat entre les universités de Montpellier et un centre de recherche de Porto, Cibio, qui s’apprêtent à lancer un centre d’excellence européen, intitulé Biopolis, pour la recherche sur la biodiversité, les écosystèmes et la biologie environnementale.

Bref, cette « saison » sera une célébration de la culture au sens large, qui s’articulera autour de trois mots clés : Europe, Afrique, jeunesse. Pour l’Europe, l’accent sera notamment mis sur l’égalité hommes-femmes, car le Portugal prépare une exposition sur les artistes femmes. Et concernant la jeunesse, l’environnement sera un des angles mis en avant, ce qui fait sens, quand on voit le résultat des dernières élections européennes et les manifestations récentes. Donc la saison franco-portugaise va s’ouvrir à Lisbonne en juillet 2021 pour se clore à Paris en février 2022. De grandes institutions culturelles ont déjà dit oui, comme le musée du Louvre ou la Fondation Gulbenkian ici.

Il y a un domaine culturel dans lequel les Français et les Portugais sont déjà très liés, c’est le cinéma…

Oui, on l’a encore constaté cette année avec la Fête du cinéma français, qui fêtait ses 20 ans : nous avons proposé 50 co-productions franco-portugaises, ce n’est pas rien. Le partenariat entre le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et son équivalent portugais, l’ICA (Instituto do cinema e audiovisual) est mature, sérieux, sur le long terme, il y a d’ailleurs un fonds qui a été créé et qui est renouvelé pour ces co-productions.

Comment cette saison culturelle franco-portugaise a-t-elle été décidée ?

Je pense que la France a choisi le Portugal, justement en raison du lien fort qui unit Antonio Costa et Emmanuel Macron. Concernant les saisons, il y a eu récemment celle avec la Roumanie, il va y avoir celle avec le Japon, mais aussi avec l’Afrique, à l’occasion du 28e sommet Afrique-France, qui aura lieu en juin prochain à Bordeaux. La programmation des saisons a été réduite au fil du temps, car ce sont des événements coûteux, financés à la fois par des mécènes privés et par l’Etat. Mais pour le Portugal, une exception a été faite.

Une dernière question concernant le résultat des dernières élections européennes, le Rassemblement national a réalisé son meilleur score à l’étranger ici au Portugal, en l’occurrence 17 %, loin, c’est vrai, derrière la République en marche (32 %). Mais le RN est sorti en tête en Algarve : comment expliquez-vous ce vote ?

D’abord, ce que je trouve intéressant, c’est que nos dirigeants politiques, António Costa et Emmanuel Macron, qui n’ont pas le même parcours, ni le même âge, partagent les mêmes idéaux progressistes. Ils ont une conscience très aiguë, l’un et l’autre, des enjeux qui se posent aujourd’hui à l’Europe. Depuis la formation de l’Europe, on vit peut-être le moment le plus charnière qu’on ait jamais connu. Quant aux dernières élections en mai, je relève quand même d’abord que beaucoup de Français se sont déplacés pour voter, et qu’ils ont globalement apporté leur soutien à la politique du Président français.

Mais cette poche électorale du RN en Algarve, comment l’expliquez-vous ?

Il ne faut pas la mésestimer, mais il ne faut pas non plus qu’elle cache la forêt. C’est un paradoxe, voire une contradiction, que des gens décident, pour des raisons X ou Y, de s’installer dans un pays de l’Union européenne, où il y a une grande stabilité, pas de problèmes de sécurité, où la question de l’immigration est gérée et vécue totalement différemment qu’en France, et que pour autant, ils transposent des logiques de vote. Je ne me l’explique pas, je ne porte aucun jugement, je le constate. C’est à tout le moins paradoxal.

Johanna Trevoizan

 

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