La galerie Jeanne Bucher Jaeger, qui compte deux espaces d’exposition à Saint-Germain-des-Prés et dans le Marais à Paris, en a ouvert un troisième à Lisbonne, en janvier. Artiste lui-même, Rui Freire a contribué à l’internationalisation de cette institution, qui s’est fondée avant tout sur des rencontres.
Texte Vincent Barros
C’est la première question qui vient quand, à l’angle d’un carrefour du Chiado, on aperçoit son nom sur la devanture, dotée de grandes vitres. Pourquoi, précédée par son prestige – conquis à Paris, d’où elle s’affranchit pour la première fois –, la galerie Jeanne Bucher Jaeger s’est-elle exportée ici ? Pourquoi Lisbonne ?
A l’intérieur, au cœur des 160 m2, sous un plafond haut de 5 m et des voûtes caractéristiques de l’architecture pombaline, Rui Freire remonte le temps, retisse les liens. Lui l’artiste lisboète qui s’est expatrié en 2004 à Paris, où il a vécu de ses peintures et de ses dessins, codirige depuis 2008 l’institution avec sa compagne Véronique, fille de Jean-François Jaeger, qui lui-même avait repris, à l’âge de 23 ans en 1947, la direction de la prestigieuse galerie fondée par sa grande-tante Jeanne Bucher.
Depuis dix ans, Rui Freire a donc laissé en suspens ses premières amours – son métier de galeriste le sollicitant à temps plein. « Pour être artiste, il faut être complètement terrassé par quelque chose qui nous habite et qui est plus grand que nous. L’être par intermittence, ça n’a pas de sens. En tout cas moi, j’en suis incapable. » Le Portugais a donc contribué à l’internationalisation de l’institution Jeanne Bucher, fort de l’expérience de l’ouverture d’un deuxième espace d’exposition de 600 m2 (en plus de l’historique galerie de Saint-Germain-des-Prés) dans le Marais, à Paris, en 2008. « On a ouvert en pleine crise, se souvient-il. Ce n’était pas évident, mais on a persévéré et on a la chance d’avoir des artistes qui sont extraordinaires, qui nous ont fait confiance, ainsi que des collectionneurs, qui ont compris la vision de la galerie, celle de ne pas isoler les époques et de mélanger les artistes modernes aux contemporains. »
A Lisbonne, le challenge était tout aussi stimulant. Ainsi se poursuit, près d’un siècle plus tard, au croisement des rues Serpa Pinto et Vítor Cordon, le travail entrepris par Jeanne Bucher, marchande d’art et galeriste visionnaire. « C’était une grande bourgeoise de Strasbourg, mariée au pianiste Fritz Blumer, ex-élève de Franz Liszt, raconte Rui Freire. Sa vie était culturellement riche. A 50 ans, elle a décidé de divorcer et de partir pour Paris. Elle était très amie avec l’écrivain Rainer Maria Rilke, qu’elle a traduit en français, mais surtout avec le peintre Jean Lurçat, qui l’a amenée à rencontrer plein d’autres artistes. Elle a décidé d’exposer leurs oeuvres dans la galerie qu’elle a fondée en 1925. » Le public y découvre alors de jeunes avant-gardistes : Vassily Kandinsky, Alberto Giacometti, Fernand Léger, Pablo Picasso…
Au début des années 1930, Jeanne Bucher rencontre la peintre portugaise Maria Helena Vieira da Silva (1908-1992). Leur première collaboration accouche du livre d’illustrations Kô & Kô en 1933. Les deux femmes resteront très proches toute leur vie. Ce lien originel de la galerie avec l’art portugais s’est perpétué en janvier avec l’ouverture de la filiale lisboète. Où les premiers à être exposés ont été les artistes naïfs André Bauchant (1873-1958) et Louis-Auguste Déchelette (1894-1964).
« C’était un rappel à Jeanne Bucher, qui donnait à voir des œuvres auxquelles les gens ne s’attendaient pas, explique Rui Freire. Les Naïfs étaient considérés comme des autodidactes, parce qu’ils n’avaient pas de formation académique. Ça a aussi un lien avec notre histoire : nous n’avons pas ouvert notre galerie en faisait des études de marché, mais plutôt en misant sur les liens qu’on avait tissés avec les collectionneurs, sur l’atmosphère de Lisbonne aussi. On s’est dit qu’il y avait beaucoup de choses à faire ici. »
Beaucoup plus qu’à Paris, où la concurrence est rude, ou Londres et Bruxelles, où les marchands parisiens tentent de se développer. « Au Portugal, on a vécu des choses difficiles au niveau économique qui nous ont limités dans le rayonnement culturel, contextualise le galeriste. Mais depuis quelques années, on vit un moment de totale ouverture, de changement de cap, on est passé du mauvais élève à l’exemple. L’enjeu culturel est désormais de proposer une offre qui continue d’attirer les étrangers. De mettre la culture au diapason d’autres critères attractifs, comme le climat et la sécurité. C’est à nous d’intervenir aujourd’hui. »
Après huit mois d’observation, la galerie lisboète donne à voir, entre autres, un tableau de Vieira da Silva, un dessin de l’Allemand Hanns Schimansky, une photo du jeune Portugais Nuno Martins ou encore une toile du peintre Michael Biberstein, un Américano-Suisse qui a vécu quarante ans au Portugal, jusqu’à sa mort en 2013.
A propos de ce dernier, Rui Freire nous raconte une anecdote : « Il devait peindre le toit de l’église Santa Isabel à Lisbonne, qui est magnifique, d’ailleurs, près de Rato, mais il est décédé soudainement peu de temps avant. On s’est rassemblé, avec plusieurs artistes qui lui étaient proches, on a récolté des fonds et on a continué son travail, selon la maquette à l’échelle 1/8 qu’il avait laissée. On a réalisé le rêve de cet agnostique militant, mais qui avait à cœur de terminer ce projet. C’est ça aussi la galerie. Ce sont des histoires entre des personnes qui ont envie de faire des choses et qui les réalisent. Ce n’est pas seulement le marché. »
Bientôt, prévient le galeriste, les artistes contemporains occuperont une grande place. Certains sont déjà exposés, comme Rui Moreira. Du 18 octobre jusqu’au 22 décembre, ce sera au tour de Jorge Nesbitt. « On va exposer ses linogravures de 2015 à 2018 et on va éditer un catalogue. »
Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Ouvert du mardi au samedi de 11 h à 20 h
Rua Serpa Pinto 1, 1200-442 Lisbonne,
Tél. : +351 213 461 525
Site : www.jeannebucherjaeger.com